L’attribution du prix Nobel de littérature 2022 à Annie Ernaux en début de mois peut paraître déjà loin dans l’esprit de certain·es. Je ne pouvais cependant pas rater l’occasion de partager avec vous la joie que m’a procurée cette annonce, et d’écrire quelques mots sur cette autrice qui compte parmi mes préférées.
Annie Ernaux a fait beaucoup plus que me divertir avec ses livres. Comme beaucoup de ses lecteurs, hommes et femmes, elle m’a ouvert les yeux sur des sujets essentiels ; elle m’a encouragée à me questionner et à remettre en perspective certaines choses qui, autour de moi, paraissaient évidentes. Je fais évidemment référence ici au joug du patriarcat et à la condition des femmes, mais aussi au fossé entre les classes sociales. Fille de petits commerçants issus du monde ouvrier et paysan, celle qui a grandi dans un milieu modeste avant de faire des études et de s’installer à Cergy avec mari et enfants, de devenir ce qu’on appelle une «transfuge de classe», a toujours eu à cœur de défendre son milieu d’origine. «J’écrirai pour “venger ma race”», écrivait-elle déjà à 22 ans dans son journal.
Cette newsletter de novembre est d’autant plus particulière à mes yeux que ce mois-ci, c’est avec plaisir que j’y accueille pour la première fois un lecteur masculin, Boris, qui a accepté de partager avec moi son livre préféré d’Annie Ernaux.
Nos recommandations nous sont chères à chacun pour des raisons différentes et personnelles, mais je pense qu’elles résument bien à elles deux la bibliographie de l’autrice. J’espère qu'elles vous plairont, et si vous souhaitez vous aussi partager la vôtre, n’hésitez pas à nous en dire plus en commentaire.
Je terminerai ce préambule avec ces simples mots : merci pour vos livres Annie, et merci à vous d’être toujours plus nombreux à nous lire ici.
📖 La recommandation de Boris : Regarde les lumières mon amour
Les très bonnes raisons d’être attaché à l’œuvre d’Annie Ernaux jusqu’à vouloir à tout prix en arpenter le moindre recoin ne manquent pas. On pourrait citer la profondeur de son regard sur son propre vécu, la puissance de cette écriture au couteau qui vient comme arracher des fragments de réalité, cette sensibilité si fine aux enjeux de la mémoire et du temps, cette impudeur qui rend compte sans concession de nos expériences les plus intimes, l’intelligence politique de sa lecture du monde et de nos existences. Et puis il y a en a parfois d’autres, plus singulières et circonstancielles. En l’occurrence, en ce qui me concerne, avoir vécu entre 1986 et 1998 – année de ma terminale au lycée Jules Verne –, à Cergy, dans le Val-d’Oise, où mes parents tout comme Annie Ernaux résident encore.
Cette collusion est pour moi la plus frappante dans un court livre de moins d’une centaine de pages, au titre d’une poésie un peu à part dans l’œuvre de l’autrice : Regarde les lumières mon amour. Un titre d’un lyrisme d’autant plus beau et troublant qu’il tranche en apparence avec la matière très prosaïque qui l’occupe et dont il occulte la teneur. Publié en 2014, Regarde les lumières mon amour prend la forme d’un journal tenu entre novembre 2012 et octobre 2013, où Annie Ernaux rend compte de ses passages dans un hypermarché. Le tout accompagné d’une introduction de l’autrice et, dans mon édition poche de 2016, d’une postface inédite.
L’hypermarché en question, c’est le Auchan de Cergy-Préfecture. Pour vous situer, celui-ci se trouve à moins de cinq minutes de l’appartement où j’ai vécu la fin de mon adolescence. J’y ai fait de nombreuses fois les courses, ma meilleure amie du lycée y a travaillé un temps à la caisse quand elle était étudiante, ma mère continue de s’y rendre plusieurs fois par semaine. Sans compter qu’il se situe au cœur même du centre commercial des 3 Fontaines et qu'un centre commercial dans une ville de banlieue, ce n’est pas juste un endroit où l’on vient faire ses achats. C’est un lieu d’évasion où l’on déambule, passe le temps, seul ou entre amis. Un lieu de vie de la collectivité au cœur même de la ville. C’est bien simple, quelques années après avoir rejoint Paris, quand j’ai eu (un temps) en tête de devenir réalisateur, je me suis toujours dit que le premier plan de mon premier film serait situé là. Comme une évidence. Loin de l’image repoussoir que l’on peut en avoir.
Cet écart entre l’expérience que l’on a d’une chose et l’imaginaire qui s’y rattache est au cœur même du projet littéraire d’Annie Ernaux, à la croisée de la sociologie et du récit intime. L’autrice creuse son propre vécu pour mettre en mots et rendre visible une vérité tapie dans l’ombre qui nous concerne tous. Elle va chercher dans sa subjectivité ce qu’il y a à la fois de singulier et de commun. « Pour “raconter la vie”, la nôtre, aujourd’hui, c’est sans hésiter que j’ai choisi comme objet les hypermarchés, écrit-elle dans l’avant-propos de Regarde les lumières mon amour. J’y ai vu l’occasion de rendre compte d’une pratique réelle de leur fréquentation, loin des discours convenus et souvent teintés d’aversion que ces prétendus non-lieux suscitent et qui ne correspondent en rien à l’expérience que j’en ai. »
Il s’agit bien ici de « regarder » une réalité. Une réalité qui intéresse d’autant plus Annie Ernaux qu’elle a été pour l’essentiel occultée par la littérature, et ce bien qu’elle concerne chaque jour des millions de personnes, et notamment des femmes. Comme nombre des ouvrages de l’autrice, Regarde les lumières mon amour s’inscrit dans une lecture critique des représentations des classes dominantes teintées d’un mépris pour tout ce qui touche à la sphère domestique. Annie Ernaux n’y regarde pas les choses par au-dessus, mais toujours dans une dialectique féconde entre l’intérieur et l’extérieur. Avec une attention particulière pour les souvenirs, les émotions. Sans rien renier de son esprit critique.
Regarde les lumières mon amour ouvre dès lors une lecture aussi sensorielle que politique de l’hypermarché. Deux approches complémentaires qui font de ce court journal un texte stimulant d’exploration d’un lieu généralement impensé. Annie Ernaux y croise les considérations sur le genre, les classes sociales, les stratégies d’incitation consumériste, l’automatisation, la société de surveillance, l’exploitation capitaliste, le ravissement de la profusion ou l’inscription du temps avec une suite de rencontres et de saynètes touchantes : une grand-mère qui ne peut refuser un cadeau à sa petite-fille, un vieil homme plié en deux portant son cabas, deux jeunes filles voilées au rayon cosmétique, un jeune couple hésitant au rayon fromages, en pleine découverte de la vie à deux… Elle fait de l’hypermarché l’espace d’observation privilégié du spectacle de notre vivre-ensemble.
🔖 Extraits :
« Subrepticement, la grand-mère reprend d’un geste rapide le parfum et le jette dans le panier, sans rien dire, d’un air mécontent. Elle sait qu’elle a tort d’agir ainsi, elle ne peut s’empêcher de le faire. De vouloir rendre heureuse sa petite-fille. D’aimer être aimée d’elle. Dans le monde de l’hypermarché et de l’économie libérale, aimer les enfants, c’est leur acheter le plus de choses possibles. »
« Les super et hypermarchés demeurent une extension du domaine féminin, le prolongement de l’univers domestique dont elles assurent la bonne marche régulière, parcourant les rayons avec, en tête, tout ce qui manque dans les placards et le frigo, tout ce qu’elles doivent acheter pour répondre à la question réitérée, qu’est-ce qu’on va manger ce soir, demain, la semaine entière. Elles, toujours plus détentrices que les hommes d’une compétence culinaire qui leur fait choisir sans hésiter les produits selon le plat à préparer, tandis qu’eux, plantés, perdus devant un rayon, appellent au secours, portable à l’oreille “Dis, qu’est-ce que je dois prendre comme farine ?”.
« Comme chaque fois que je cesse de consigner le présent, j’ai l’impression de me retirer du mouvement du monde, de renoncer non seulement à dire mon époque mais à la voir. Parce que voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence. »
📖 Ma recommandation : La Femme gelée
À l’origine, j'avais prévu de parler d’un autre grand classique d’Annie Ernaux, à savoir Passion simple. Après tout, c’est ce livre qui m’avait permis de découvrir Annie Ernaux en 2010, lorsque j’avais 18 ans. C’est donc tout naturellement que mon premier choix s’était tourné vers lui.
Puis, la semaine dernière, j’ai relu une nouvelle fois La Femme gelée. Et j’ai compris que si Passion simple m’avait donné l’opportunité de découvrir le nom d’Annie Ernaux, c’est ce livre-là qui m’avait permis de véritablement comprendre l’essence de son travail.
Je ne suis pas une spécialiste et certain·es en parleront certainement mieux que moi, mais de mon point de vue, ne pas avoir lu La Femme gelée, c’est passer à côté de l’une des œuvres les plus essentielles d’Annie Ernaux et l’une des lectures les plus importantes de ces quarante dernières années.
Le livre, publié en 1981 (il s’agit de son troisième roman), est un récit autobiographique écrit à la première personne, dans lequel l’autrice retrace sa vie de femme. De la petite fille, enfant unique, élevée par deux parents qui tiennent un petit commerce, à l’adolescente qui vit ses premiers émois sexuels et ses premiers impératifs en tant que femme (l’envie et le besoin de plaire aux hommes à tout prix), à la jeune femme qui épluche Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, rêve de devenir professeure des écoles et qui entreprend des études à l’université malgré son milieu d’origine modeste, celle qui attend patiemment celui qu’elle nomme «le frère d’élection», cet homme qui l’aimera toute entière et qui n’en voudra pas qu’après son corps. Celui qui admirera son intelligence et qui ne jugera pas son si faible intérêt pour le ménage, le foyer et la cuisine.
Elle le rencontrera, cet homme, et se mariera vite avec lui. Ils emménageront dans un F3 et auront même deux enfants. Mais voilà : sans crier gare, voilà que la narratrice est assujettie aux tâches ménagères et aux corvées du quotidien, entre la tenue de la maison, la préparation des repas des enfants et de monsieur qui rentre du travail pour se mettre les pieds sous la table, les balades au parc avec les bambins, et surtout, sans broncher, jamais. Quelle mère serait assez indigne pour se plaindre d’avoir à consacrer sa vie à prendre soin de son mari et de ses enfants sans contrepartie ? La désillusion du mariage est d’autant plus grande que ce n’est pas du tout le modèle avec lequel elle a grandi, avec une mère qui tenait les comptes du commerce et un père qui passait la plus grande partie de son temps à cuisiner et à faire la vaisselle.
Malgré un quotidien déjà bien rempli (ce fameux travail invisible et non rémunéré de la femme au foyer), Annie Ernaux refuse d’abandonner son rêve d’avoir une véritable carrière. Elle passe les concours pour devenir enseignante et les réussit. Ce qui devait être un affranchissement de son statut de mère de famille ne deviendra qu’une chose en plus à gérer, car si maintenant elle travaille au même titre que son mari, toutes les tâches domestiques continuent de reposer sur ses épaules.
Certain·es diront que c’est un temps révolu. Il n’y a pourtant qu’à se pencher sur les statistiques liées la répartition des tâches domestiques entre hommes et femmes pendant le confinement pour se rendre compte à quel point les choses ont si peu évolué en l’espace de quarante ans.
Une amie m’a dit à propos de ce livre : quand j’aurai un enfant, que ce soit une fille ou un fils, je lui ferai lire La Femme gelée pour qu'il comprenne ce qu'ont enduré les femmes en silence, et les combats féministes qu'il reste à mener. Je pense qu’elle a raison.
🔖 Extraits :
« Le matin, papa-part-à-son-travail, maman-reste-à-la-maison, elle-fait-le-ménage, elle-prépare-un-repas-succulent, j'ânonne, je répète avec les autres sans poser de questions. Je n'ai pas encore honte de ne pas être la fille de gens normaux.
Le mien de père ne s'en va pas le matin, ni l'après-midi, jamais. Il reste à la maison. Il sert au café et à l'alimentation, il fait la vaisselle, la cuisine, les épluchages. Lui et ma mère vivent ensemble dans le même mouvement, ces allées et venues d'hommes d'un côté, de femmes et d'enfants de l'autre, qui constituent pour moi le monde. »
« Naïveté de ma mère, elle croyait que le savoir et un bon métier me prémuniraient contre tout, y compris le pouvoir des hommes. »
« Elles ont fini sans que je m’en aperçoive, les années d’apprentissage. Après, c’est l’habitude. Une somme de petits bruits à l’intérieur, moulin à café, casseroles, prof discrète, femme de cadre vêtue Cacharel ou Rodier au-dehors. Une femme gelée. »