Pour la dernière Bibliotrice de 2022, je cherchais une thématique qui sorte un peu de l’ordinaire et des romans d’autrices que l’on vous partage ici depuis maintenant six mois. Voici donc une newsletter consacrée à l’univers du manga, et plus spécifiquement aux femmes mangakas. (Promis, même si vous n’êtes pas habitué•e à ce style de livres, vous devriez quand même pouvoir passer un moment sympathique !)
Commençons par un petit point lexical. À ce jour, il existe principalement quatre lignes éditoriales de mangas :
Le «shōjo» manga, qui cible à l’origine un public féminin (adolescent ou jeune adulte).
Le «shōnen» manga, cible un public masculin (adolescente ou jeune adulte).
Le «seinen» manga, cible un public masculin (adulte).
Le «josei» manga, cible un public féminin (adulte).
Maintenant, revenons à nos moutons : quelle place tiennent les autrices dans l’univers du manga ? Eh bien, vous vous en doutez sûrement, mais comme dans la littérature classique, elles peuvent souffrir d’un certain nombre de stéréotypes liés à leur genre.
Si les femmes mangakas ne sont pas sous-représentées en nombre, elles sont encore souvent cantonnées aux scénarios de romance des «shōjo» et des «boys’ love», écrits à destination des jeunes adolescentes. Il n’existe pas réellement de chiffres officiels, mais il n’y a qu’à regarder la liste des mangas «shōnen» et «seinen» publiés récemment pour se rendre compte qu’à l’inverse, ces derniers sont quasi exclusivement écrits par des hommes… pour des hommes.
Heureusement le paysage est en train de changer et de plus en plus de mangakas, femmes ou hommes, brouillent les pistes et dépassent ces genres inventés pour des raisons commerciales et qui ont tendance à être hyper réducteurs. De plus en plus d’autrices se lancent dans l’exploration de scénarios dits masculins, où la romance n’est plus le sujet principal du manga et où les personnages féminins ont des aspirations de vie qui ne tournent pas qu’autour de leur couple (hétérosexuel, cela va de soit…).
Changer les mentalités prend cependant du temps. À titre d’exemple, l’autrice du célèbre manga FullMetal Alchemist, Hiromi Arakawa, a modifié son prénom en «Hiromu» pour faire plus masculin et éviter de rebuter ses lecteurs qui seraient tentés de penser qu’une femme est incapable de dessiner un manga d’action.
Avec Vincent, qui est aussi un amateur de mangas, nous vous avons sélectionné deux œuvres d’autrices qui figurent parmi les «classiques». Ces mangas, chacun à leur manière, revisitent les codes de la bande dessinée japonaise et du genre, soit en mettant à l’honneur des personnages féminins au caractère bien trempé (Nana de Ai Yazawa) soit en abordant les questions LGBT, si peu représentées au Japon (Blue de Kiriko Nananan).
J’espère que nos recommandations vous plairont et vous permettront de débuter cette nouvelle année 2023 de la meilleure manière qui soit (en plongeant dans un livre, bien sûr).
📖 La recommandation de Vincent : Nana de Ai Yazawa
TW : ce texte évoque notamment le sujet du viol.
Avant d’y voir une passion honteuse, la bibliothèque municipale était peut-être le vrai QG de mon enfance. À chaque passage, je rendais les livres empruntés quelque temps plus tôt, puis je filais au rayon manga, sans m’attarder encore sur la section magazine ou dans les rayons de non-fiction. Comme un amateur de vinyle, je faisais basculer les ouvrages dans les bacs, à la recherche d’un volume encore inexploré ou d’une couverture attrayante. J’aimais le bruit doux des livres qui tombaient les uns contre les autres.
Quand j’avais le temps, je farfouillais même dans les séries plus «adultes». Mais je n’avais d’yeux que pour les «shōnen», cette catégorie du manga destinée principalement aux garçons ados, narrant le parcours initiatique d’un jeune héros: Dragon Ball, Naruto, Slam Dunk... J’avalais les tomes sans même m’en rendre compte. Il m’en fallait toujours plus.
Logique donc que j’ai ignoré, toutes ces années, une œuvre très précise : Nana. Un titre qui me criait de passer mon chemin et les couvertures mettaient en avant des personnages féminins, laissant présager des intrigues trop «niaises» pour l’ado que j’étais alors, en pleine quête d’identification masculine. Après tout, Nana est un «shōjo», un «manga pour les filles»...
Aujourd’hui, après les conseils insistants de plusieurs proches, et après avoir moi-même largement évolué dans mes consommations culturelles, j’ai enfin pris le temps de m’y plonger.
L’œuvre d’Ai Yazawa narre la rencontre fortuite entre deux jeunes femmes de 20 ans portant justement le prénom de Nana, dans un train direction Tokyo, où elles partent vivre pour leurs rêves. La première (surnommée Hachi), extravertie, sentimentale et terriblement serviable, rejoint son petit ami qu’elle espère épouser un jour. La seconde, chanteuse, cheveux noirs coupés courts, regard sombre et clope au bec, espère percer sur la scène punk rock avec son groupe Blast. Deux jeunes femmes que tout oppose en apparence, mais qui vont pourtant entamer une colocation ensemble et qui, sans le savoir encore, nouer leur destin.
Il m’a fallu un peu de temps pour trouver mon rythme de lecture et mes repères. Déjà parce que chaque volume (il y en a vingt-et-un en tout, publiés entre 2000 et 2009) déborde de phylactères, de dialogues et de petits commentaires, très loin des «shōnen» où les pages défilaient sous mes yeux à une vitesse folle.
Mais aussi parce que, au-delà de l’amitié féminine, Nana développe tout un univers; celui de la scène rock et du fandom des années 2000 dans le quartier branché de Shibuya, où défile une flopée de personnages développés avec soin, qu’on finit par adorer ou détester.
Shin, bassiste encore adolescent de Blast, dont on découvre le passé difficile et le métier de prostitué, indispensable pour subvenir à ses besoins financiers. Yasu, un avocat et batteur de Blast, énigmatique derrière ses lunettes de soleil et ses cigarillos, qui n’en reste pas moins le pilier du groupe, toujours présent pour soutenir ses amis. Et que dire de Takumi, membre fondateur de Trapnest, monstre de charisme et d’égo, détesté à juste titre par bon nombre de lecteurs et lectrices de Nana.
Inutile de préciser que tous les personnages sont beaux et parfaitement lookés. Parce qu’il s’agit d’un «shōjo» et que cela fait partie de ses codes, mais aussi parce qu’Ai Yazawa a démarré des études dans la mode avant de se consacrer pleinement au manga.
Là où l’autrice m’a le plus marqué, c’est dans sa capacité à impliquer les lecteurs et lectrices dans les relations tumultueuses de ses héros. Certaines des apartés, ces pensées que les deux héroïnes s’échangent en début et fin de chapitre, n’ont rien à envier à certains classiques de la poésie romantique. À tel point qu’on en vient à projeter une partie de nous face à une scène, une réplique, ou un trait de caractère. Plusieurs fois, je me suis surpris à donner mon avis, à vouloir intervenir dans ce groupe d’amis fictifs. J’ai aussi questionné, par instants, ma propre relation aux autres, et notamment la dépendance affective que j’ai pu créer envers certain·es par le passé.
Si le trait de la mangaka et son goût pour l’humour et les histoires d’amour laissent régulièrement la place à des respirations comiques et des moments de tendresse, Nana est avant tout une œuvre sombre, bien plus que ses couvertures peuvent le laisser penser. Chaque personnage féminin illustre, avec son histoire personnelle et son évolution, une forme de pression exercée par la société : pression pour se marier; pression pour devenir mère; pression pour être belle; pression pour avoir des relations sexuelles… Beaucoup de lecteurs et lectrices se souviennent avec effroi des viols subis par l’une des figures centrales de Nana, évoqués sans détour par l’autrice.
Quelques dialogues ont mal vieilli, certaines réactions chez les personnages heurtent, et le manga n’évite pas l’écueil de certains stéréotypes. J’ai pourtant été frappé de découvrir, page après page, l’avant-gardisme du discours d’Ai Yazawa à bien des égards. Et d’autant plus en le replaçant dans un monde (celui des mangakas), où il est particulièrement difficile de trouver sa place en tant que femme.
L’histoire de l’autrice est, à cet égard, très particulier : Nana a pris fin en juin 2009 avant sa conclusion, Ai Yazawa ayant besoin de repos après un «souci de santé», selon le magazine Cookie, chargé de la prépublication. Beaucoup de mystère entoure les vraies raisons de son absence et de sa longue hospitalisation, laissant supposer un épuisement dû à un milieu éreintant, parfois violent, pour ses auteurs et autrices. L’été dernier, cependant, à l’occasion d’une exposition qui lui était consacrée, Ai Yazawa a teasé un possible retour des aventures des deux jeunes amies.
Nana est une œuvre à part dans l’univers des mangas. Un petit miracle que j’aurais aimé prendre le temps de découvrir il y a bien longtemps, quand je traînais à la bibliothèque municipale, et que je m’empresse aujourd’hui de conseiller autour de moi. Peut-être, je m’en rends compte à l’instant, pour trouver d’autres personnes avec qui en discuter et commenter la vie de ces personnages qui ont trouvé leur place dans la mienne.
🔖 Extraits :
«Ce soir, dans la douce saveur du bonheur, je me sens fondre.»
«Dis Nana, il ne suffit pas de tirer un trait sur nos erreurs et nos blessures pour qu'elles disparaissent. Même maintenant, je continue à appeler ton nom, malgré ma douleur. Je continuerai jusqu'à ce que tu me répondes...»
«On dit souvent que dans la vie, il faut parfois repartir à zéro. Mais tout être humain vit sur l'amoncellement des choses qu'il a accomplies dans son passé alors, ce n'est pas si facile. On ne peut pas dire que c'est comme casser un tas de briques et le reconstruire. Peut-être qu'il faut se donner le mal de continuer à construire sa vie pour finir par atteindre son idéal.»
📖 Ma recommandation : Blue de Kiriko Nananan
J’ai lu ce manga «one shot» pour la première fois quand j’étais en première année de lycée. Je me souviens qu’à l’époque déjà, il m’avait fait une forte impression; déjà par la beauté de ses dessins, mais aussi par son histoire («une histoire d’amour entre deux femmes ? mais je n’ai jamais rien lu de tel !!!»).
Endô est en dernière année d’études au lycée. Elle doit travailler ses examens et commencer à réfléchir sérieusement à ce qu’elle veut faire l’année prochaine. Elle repère rapidement dans sa classe la mystérieuse Kirishima, une jeune fille réservée qui a été renvoyée de son école l’année précédente. Quand Endô s’ennuie en classe, elle aime dessiner la jolie nuque de Kirishima sur son cahier.
Les deux adolescentes se lient d’amitié et se confient leurs tourments l’une à l’autre. Ensemble, elles se rendent souvent après les cours contempler la mer; s’invitent à dormir l’une chez l’autre… À mesure que leur lien se renforce, leur relation va devenir de plus en plus sensuelle. Passionnelle, même.
Autant vous prévenir de suite : cette histoire n’a pas de fin heureuse. Mais cela la rend d’autant plus intense et bouleversante (comme tout ce qui relate la période de l’adolescence, globalement).
Les dessins sont absolument sublimes, pleins de pureté et de finesse. Le seul bémol est que parfois on a tendance à confondre les deux personnages principaux qui se ressemblent physiquement beaucoup.
🔖 Extraits :
Une fois n’est pas coutume, je vous partage en guise d’extraits des photos des illustrations.