L’autrice Toni Morrison, 1970.
Ah, l’amitié féminine ! C’est un thème que j’adore et que j’avais absolument envie d’aborder dans La Bibliotrice. Quand j’ai su que Pauline avait sorti Utopies féministes sur nos écrans (éditions Daronne), un livre qui traite de l’amitié féminine au cinéma et dans les séries, c’est tout naturellement que je me suis tournée vers elle pour écrire cette newsletter.
Vous allez le voir, dans la littérature aussi, on peut trouver de beaux exemples d’amitié féminine. Et quand ces livres sont eux-mêmes écrits par des femmes… ça donne une saveur toute particulière.
J’espère que nos deux recommandations vous plairont. Si vous avez d’autres lectures à nous partager sur le thème de l’amitié féminine, comme d’habitude, n’hésitez pas à nous laisser un commentaire ou à nous le dire sur Instagram.
Bonne lecture !
📖 La recommandation de Pauline : Sula de Toni Morrison
éditions Christian Bourgois, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Alien
J’aime penser que l’amitié féminine est le terrain de mille choses positives : sororité, soutien, créativité, étincelles politiques et féministes… Et pourtant, le roman que j’ai choisi autour de cette thématique est celui d’une représentation extrêmement complexe de l’amitié. Une amitié qui n’est pas à la vie à la mort, qui n’est pas entièrement positive ou négative mais qui est un véritable kaléidoscope d’émotions.
Sula est le deuxième roman de Toni Morrison, paru en 1973. Morrison est une autrice vers laquelle je me tourne souvent, je découvre son œuvre dans le désordre et j’aime savoir que je n’ai pas fini d’arpenter sa bibliographie. Ce que j’aime chez elle c’est évidemment son sens incroyable de la formule, sa manière de rendre compte de la cruauté humaine, petite comme grande et la douleur qu’elle engendre et son talent infini pour l’écriture de ses personnages. J’aime aussi les émotions contradictoires que ses histoires font naître en moi.
L’amitié qui est au cœur de Sula est celle de deux jeunes filles qui grandissent dans un quartier noir de l’Ohio des années 1920. Elles sont très différentes et apprennent pourtant à s’affirmer dans les yeux l’une de l’autre. Sula est forte-tête, indépendante, et Nel est plus effacée et a envie, presque malgré elle, de se conformer aux attentes qui pèsent sur ses épaules. Quand Sula quitte leur petite ville, Nel y reste pour se marier. Le retour de la première des années plus tard sème le chaos dans la vie de la seconde.
À travers ces deux personnages, Toni Morrison montre que peu importe la voie choisie par les femmes noires, elles ne peuvent pas gagner. Nel se sent coincée dans sa vie, Sula est mise au ban de la société. L’une mariée, l’autre célibataire; l’une a un travail, l’autre non, et pourtant, aucune des deux ne trouve la paix et chacune subit des agressions. Morrison explore dans ce roman la thématique du bien et du mal, de la réussite et de l’échec, autant de concepts imposés par une société pourtant injuste et viciée. Et si, demande Sula à Nel, celle qui avait raison n’était pas celle que l’on croit ?
Il me semble qu’il y a là une réflexion vraiment passionnante et très complexe sur l’amitié. Peut-elle s’extraire d’une société raciste et sexiste ? Peut-on exister en dehors de ce que les autres attendent de nous ? Les dernières lignes du roman (que je ne spoilerai évidemment pas) sont particulièrement déchirantes et elles font écho au début qui esquisse une relation si belle qui vient s’échouer sur les parois épaisses de la réalité.
🔖 Extraits :
«Quand Sula entra pour la première fois dans la maison des Wright, l’aigre mépris d’Hélène fondit comme du beurre. L’amie de sa fille n’avait rien, semblait-il, de la mollesse de sa mère. Nel, qui souffrait de la propreté oppressante régnant chez elle, s’y sentait à l’aise avec Sula, qui aimait cela au point de pouvoir rester dix ou vingt minutes de suite sur le divan en velours rouge - sage comme une image. Pour sa part, Nel préférait la maison désordonnée de Sula, où quelque chose mijotait toujours au coin du feu; où la mère, Hannah, ne grondait ni ne commandait personne; où passaient toutes sortes de gens; où les journaux s’entassaient dans l’entrée et où une grand-mère unijambiste appelée Eva vous donnait des cacahuètes tirées du fond de ses poches ou vous expliquait un rêve.»
«Comme chacune avait compris depuis longtemps qu’elle n’était ni blanche, ni mâle, que toute liberté et tout triomphe leur étaient interdits, elles avaient entrepris de créer autre chose qu’elles puissent devenir. Leur rencontre fut une chance, puisqu’elles purent se servir l’une de l’autre pour grandir. Issues de mères lointaines et de père incompréhensibles (celui de Sula parce qu’il était mort; celui de Nel parce qu’il ne l’était pas), chacune trouva dans les yeux de l’autre l’intimité qu’elle recherchait.»
«Leur amitié fut aussi intense que soudaine. Chacune se sentait soulagée par la personnalité de l’autre. Bien qu’elles fussent encore informes, sans contours précis, Nel paraissait plus forte et cohérente que Sula, à qui on n’aurait pas demandé d’éprouver une émotion quelconque plus de trois minutes d’affilée. Sauf une fois, par exception, quand elle garda la même humeur des semaines durant, mais même alors c’était pour défendre Nel.»
📖 Ma recommandation : La Couleur des sentiments de Kathryn Stockett
éditions Jacqueline Chambon / Actes Sud, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Girard
L’une des principales raisons pour lesquelles j’aime tenir cette newsletter, c’est qu’elle me permet de découvrir des livres merveilleux que je n’aurais peut-être jamais eu la curiosité de lire dans d’autres circonstances. La Couleur des sentiments en fait partie. Je pourrais même considérer ce livre comme l’un de mes nouveaux romans préférés !
L’histoire se passe dans la ville de Jackson, Mississippi, dans les années 1960. La ségrégation raciale est encore très présente : Noirs et Blancs vivent dans des quartiers différents, n’ont pas le même droit d’accès aux lieux publics (les bibliothèques comme les hôpitaux), ne peuvent pas étudier dans les mêmes écoles… Le Ku Klux Klan et ses membres veillent au respect des règles et punissent sévèrement ceux qui osent s’en affranchir.
À cette époque cependant, il est de bon ton chez les familles blanches et bourgeoises d’avoir chez soi une femme noire à tout faire. Il s’agit de dégoter «la perle» capable d’aussi bien vous mijoter de bons petits plats que de récurer vos toilettes, tout en élevant vos enfants. Aibileen et Minny sont deux domestiques qui travaillent pour des mères de famille blanches depuis plusieurs années, en retour d’un salaire médiocre et d’une absence totale de reconnaissance.
Aibileen, 53 ans, est une femme douce qui se donne pour mission d’inculquer le respect de soi et des autres aux enfants qu’elle élève, tandis que Minny, 36 ans, a un caractère bien trempé et a du mal à rester à sa place, malgré tous les torts que cela peut lui causer. Malgré des caractères très différents, ces deux femmes sont unies dans la douleur et se soutiennent mutuellement.
Miss Skeeter, 23 ans et fille d’une riche famille de planteurs, connaît bien les femmes qui ont employé Aibileen et Minny. Elle joue au bridge chaque semaine avec elles. Pourtant, elle est aussi très différente de ces femmes qu’elle considère comme ses amies. Contrairement à elles, elle est sensible au traitement infligé au Noirs. Elle ne s’est d’ailleurs jamais vraiment remise du départ inexpliqué de sa bonne, Constantine, qui l’a élevée avec amour et à qui elle n’a jamais pu dire merci.
Quand la meilleure amie de Miss Skeeter annonce vouloir proposer une loi obligeant les domestiques noires à utiliser des toilettes séparées du reste de la famille, afin d’éviter la «transmission de maladies», c’en est trop; elle décide d’écrire un livre sur les bonnes à Jackson pour leur rendre justice. Mais comment faire pour convaincre ces femmes noires de risquer leur travail, voire leur vie, en acceptant de témoigner pour elle ?
La Couleur des sentiments est un livre à trois voix, celles Miss Skeeter, Aibileen et Minny. En apparence, tout semble opposer ces femmes et rien n’aurait pu préméditer qu’elles puissent devenir amies. Et pourtant…
Au-delà des trois merveilleux personnages de femmes imaginés par Kathryn Stockett, j’ai beaucoup aimé la définition que l’autrice donne en filigrane de l’amitié féminine (la vraie, pas celle qui sert à sauver les apparences) : un respect mutuel, la défense de valeurs communes, un soutien sans faille. Le reste, l’âge, la couleur de peau ou la richesse, est insignifiant.
Il a été reproché à l’autrice une écriture «simple» et «enfantine», et pourtant, plusieurs passages m’ont émue aux larmes (surtout ceux entre Aibileen et la petite Mae Mobley qu’elle est chargée d’élever). D’autres m’ont fait beaucoup rire. Des émotions, des sentiments, vous en ressentirez beaucoup en lisant ce livre.
(Et sinon, la beauté de ce titre, on en parle ?)
🔖 Extraits :
«Je plonge dans ses beaux yeux bruns et elle regarde dans les miens. Seigneur, ce regard, on dirait qu’elle a déjà vécu cent ans. Et je vous jure que je vois, tout au fond, la femme qu’elle sera. L’avenir, l’espace d’une seconde. Elle est grande et droite. Elle est fière. Elle est mieux coiffée. Et elle se rappelle les mots que j’ai mis dans sa tête. Comme on se rappelle quand on est une adulte.
Alors elle le dit, juste comme il fallait: Tu es gentille, tu es intelligente, tu es importante.»
«Je suis revenue à la maison ce matin-là, après qu'on m'a renvoyée, et je suis restée dehors avec mes chaussures de travail toutes neuves. Les chaussures qui avaient coûté autant à ma mère qu'un mois d'électricité. C'est à ce moment, je crois, que j'ai compris ce qu'était la honte, et la couleur qu'elle avait. La honte n'est pas noire, comme la saleté, comme je l'avais toujours cru. La honte a la couleur de l'uniforme blanc tout neuf quand votre mère a passé une nuit à repasser pour gagner de quoi vous l'acheter et que vous le lui rapportez sans une tache, sans une trace de travail.»
«Constantine s'assit à côté de moi à la table de la cuisine. J'entendis craquer ses articulations enflammées. Je sentis son pouce s'enfoncer dans la paume de ma main, ce qui, nous le savions elle et moi, signifiait, Ecoute. Ecoute-moi bien. "Chaque jour de ta vie, jusqu'à ce que tu sois morte et enterrée, tu devras te poser cette question et y répondre." Constantine était si près que je voyais la noirceur de ses gencives. "Tu devras te demander, est-ce que je vais croire ce que ces crétins diront de moi aujourd'hui ?"»